Nous arrivons au terme de notre lecture du chapitre 6 de saint Jean commencée au début du mois. Nous avons longuement écouté Jésus se proposer comme pain pour la vie du monde. Comme les auditeurs de Jésus, nous en avons assez entendu pour savoir à quoi nous en tenir sur la personne et le message de Jésus. Qu’allons-nous décider ? Avons-nous envie de continuer notre chemin en compagnie de cet homme-là ?
C’est la question, en tout cas, que se sont posée ouvertement les auditeurs de Jésus. Et beaucoup d’entre ses disciples – beaucoup, souligne l’évangile – ont répondu non. C’est trop ! On ne suit plus.
Se nourrir de sa parole, oui ! Mais se nourrir de sa chair, non ! C’est du délire. Il n’est pas honorable d’entretenir de telles imaginations.
Mesurer la tristesse de Jésus. Il n’a pas convaincu tous ceux qui s’étaient engagés à sa suite.
Quelle déception ! Avec quelle angoisse se tourne-t-il vers le dernier carré ! « Et vous, n’avez-vous l’intention de partir, vous aussi ? » - Non, ils resteront. Car ils n’ont pas trouvé mieux que Jésus. Ce n’est pas très glorieux, mais c’est la vérité. Jésus, ils ne le comprennent pas toujours, mais ils pressentent qu’en lui, c’est la sainteté même de Dieu qui se révèle et qui veut se communiquer.
Communier au pain de Jésus, c’est communier avec l’invraisemblable, accéder à l’impossible. C’est communier à la sainteté même de Dieu, à la vie même de Dieu.
Jésus, pour Pierre et les autres, c’est le « Saint de Dieu ». Seul Dieu est saint. La sainteté, ce n’est pas la vertu. Qu’est-ce que cela veut dire ? Dans la religion de l’époque, est saint d’abord ce qui est intouchable, ce qui est à part, ce qui est différent. Si on le touche, il va nous arriver malheur. Quelque chose à voir avec le tabou dans les religions premières. Etre saint, pour Dieu, c’est être solitaire.
Or voici qu’en Jésus, cette sainteté, cette solitude, Dieu nous offre de la partager. Sans façon, comme on partage un quignon de pain. La sainteté, un quignon de pain. La sainteté à la portée de tout le monde. Aussi accessible et nourrissante que le pain acheté ce matin chez le boulanger. Pas besoin d’être prix de vertu. La seule condition nécessaire : le vouloir. Vouloir vivre de la vie de Jésus, de la vie de Dieu. Non pas le vouloir mollement, mais vigoureusement, comme on est avide d’un morceau de pain et qu’on le mastique. La vie de Dieu, la sainteté de Dieu, ce n’est pas un bonbon, ce n’est pas un chewing-gum. Il faut se travailler. Il faut aider le désir à se creuser en nous.
Il faut désirer Dieu. Ou plutôt, il faut accepter de se laisser attirer par Lui. Jésus vient de le dire dans la page d’évangile que nous avons entendue : « Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père ».
Formidable renversement de perspective ! Jusqu’à présent, nous considérions peut-être Jésus comme une espèce de vice-Dieu délégué parmi les hommes pour attirer les hommes à Dieu : Jésus chargé de conduire les hommes vers le Père. En réalité, à en croire Jésus, c’est l’inverse : l’important, le nécessaire, c’est d’aller, non au Père, mais à lui, Jésus. Il faut venir à lui.
Aller à Jésus, c’est cela l’important, le nécessaire ! Aller à Dieu, mais c’est à la portée de tout le monde, dans toutes les religions. Toutes les religions prétendent bien conduire à Dieu !
Le christianisme, lui, appelle les hommes à venir à un homme – un homme extérieurement semblable à tous les hommes (« devenu homme, reconnu semblable aux hommes », Phil 2). Venir à Jésus, avoir envie de rester avec lui, de partager sa vie. Mais pas seulement partager son quotidien, pas seulement l’imiter (comme les disciples d’Aristote ou de Platon : Montaigne fait remarquer que les disciples des grands sages, des grands philosophes, poussaient le désir de ressemblance jusqu’à adopter leurs tics : ainsi certains dévots d’Aristote en venaient jusqu’à bégayer comme lui…).
Non, avec Jésus, il s’agit de beaucoup plus que de vivre en sa compagnie ou de l’imiter. Il s’agit de ne faire qu’un avec lui, de vivre de sa vie, de respirer de son souffle (l’Esprit Saint, l’Esprit de Jésus, ce n’est pas une affaire de mentalité ; en grec, ruah, en hébreu, pneuma, l’esprit, c’est d’abord le souffle, la respiration : il faudrait traduire le Saint Souffle. Je connais un moine pour qui prier, c’est respirer avec Jésus… Mais on continue à dire le Saint Esprit, parce qu’on a peur d’être trop réaliste…).
Vivre de la vie de Jésus : c’est le désir que j’exprime lorsqu’à l’Eucharistie je me présente pour recevoir son corps : ce n’est pas une récompense, c’est une nourriture.
Avoir faim de Jésus.
(Evangile selon Jean 6, 60-69 ; Jouarre, dimanche 25 août 2024 ; Dominique Salin, jésuite)