Vous qui êtes dans la nef de cette église : ça va ? Vous voyez bien ? Il est vrai que si vous regardez devant vous, vous ne voyez que des nuques et des dos !
Vous toutes, communauté de Jouarre : ça va ? Vous voyez bien ? Il est vrai que si vous regardez devant vous, vous vous voyez, en vis-à-vis, en face à face !
Vous qui êtes dans la nef, voyez-vous bien ? Il est vrai qu’entre vous et l’abside de cette église, rien ne vient arrêter votre regard. Pas de statue de Saint Benoit : lui ce n’est pas d’abord la vue mais la parole : « Ecoute ô mon fils ». Pas de statue de Saint Henri, patron des oblats bénédictins ! Et parité oblige, pas de statue de sainte Scholastique, sœur de Saint Benoit, considérée comme la première moniale bénédictine ; pas de statue de Sainte Colette, réformatrice de l’ordre des Clarisses, après avoir été quelques temps bénédictine. Rien qui n’arrête le regard dans la nef, si ce n’est la statue de celle que nous nommons par son nom de femme – « Marie » - et que nous désignons sous le titre qui lui a été donné, reconnue sous le nom du rôle qui fut le sien « Mère de Dieu ».
Vous toutes, communauté de Jouarre, voyez-vous bien ? Oui, et vous voyez même au-delà de ce qu’il vous est donné à voir, puisqu’entre vous, lorsque vous vous voyez, vous vous donnez le titre de « sœur ». Et ensemble, souvent en conclusion d’un temps de prière, vous vous tournez vers celle qui a su dire « oui » à la parole de l’ange, alors qu’il n’y avait rien à voir. Seulement entendre l’annonce d’un signe, là bas, chez sa cousine Elisabeth, celle qui saura voir en Marie la mère de son Seigneur.
Ceux d’entre vous qui ont suivi du catéchisme en primaire ou au collège ont sûrement dû croiser plusieurs fois cette histoire de Zachée et peut-être même vous a-t-on invité à le représenter par une BD ou un mime ? En effet cette scène que nous rapporte l’évangile de Luc est tellement visuel qu’il se prête bien à ce genre d’exercice.
Si j’avais personnellement à en faire un tableau, je crois que je mettrais en relief les regards croisés de Zachée et de Jésus. Zachée, nous dit l’évangile « cherchait à voir Jésus ». Simple curiosité ou plus ?
La suite nous montre qu’il y avait beaucoup plus (à son insu sans doute) et cela ne s’est dévoilé à lui que dans la rencontre avec Jésus. Il « cherchait à voir Jésus » et il en a pris les moyens : monter sur un arbre en laissant voir sa petite taille à tous lui le « chef des collecteurs d’impôts » personnage très important, redouté de tous pour ses prélèvements fiscaux très arbitraires au profit de l’occupant romain et de sa propre fortune.
Difficile de voir sans être vu : Zachée en prend le risque et peut-être même le désire-t-il profondément : être vu de cet homme Jésus dont on parle beaucoup. Jésus ne manque pas ce rendez-vous désiré : « Levant les yeux » il s’adresse à Zachée.
« Ils se taisaient car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand ». Depuis des mois, Jésus emmène les disciples à sa suite, pour les ouvrir au Royaume ; là, il vient d’annoncer sa mort prochaine… et eux ils se demandent entre eux qui est le plus grand.
Le souci d’être le plus grand, de trouver, de prendre sa place. St Jacques, dans la 2ème lecture parle de la « jalousie et des rivalités ». On voit tous très bien ce que c’est, je crois. Spectacle un peu désespérant, au travail, dans nos familles, dans la société. Si on est honnête, on doit reconnaître que nous-mêmes n’y échappons pas. Bien sûr on ne demande pas explicitement « qui est le plus grand? ». Mais il y a de ça derrière nos regards de travers, nos paroles désobligeantes, qui rabaissent les autres. Tu as vu ce qu’il fait, tu as vu ce qu’elle dit, il se prend pour qui ? Rabaisser les autres... comme si ça nous élevait un peu au-dessus d’eux. Pour être plus grand.
C’est sans doute parce qu’on naît et qu’on grandit dans un monde marqué par la jalousie et les rivalités qu’on se laisse entraîner sur ce terrain. On se laisse influencer par cette manière de trouver sa place. Alors on pourrait accuser ce monde. Rêver d’un monde où il n’y aurait plus ces rivalités et ces jalousies. Mais c’est bien dans ce monde qu’il s’agit de vivre. Toute la Bible en prend acte. La Bible est truffée d’histoires de jalousie et de rivalités. Et on le voit aujourd’hui : même les disciples, qui ont Jésus à leurs côtés en permanence, se laissent entraîner là-dedans. C’est notre monde. Avec sa part d’obscurité. Et il faut consentir à ce monde, comme il est.
Consentir ça ne veut pas dire le banaliser. Jésus est loin de le banaliser. D’ailleurs, le récit d’aujourd’hui commence par l’annonce de sa mort. Les jalousies et les rivalités tuent. Ce sont elles qui causeront la mort Jésus, l’envoyé de Dieu. C’est sans ambiguïté, c’est grave, c’est dramatique. Mais Jésus sait que c’est dans ce monde qu’il est venu. Il connaît son obscurité. Ca veut dire quoi ? Qu’il va entrer, comme chacun de nous, dans ce jeu des rivalités et des jalousies ? Et bien non justement. Elle est là la force de Jésus. Au milieu de ce monde qu’il connaît, et qu’il ne rêve pas de changer par un coup de baguette magique, lui, il va ouvrir une autre voie, ouvrir un passage. Nous faire voir, nous faire entendre que ce n’est pas une fatalité d’entrer dans ce jeu. Au-milieu des loups qui hurlent, on n’est pas obligés de se mettre à hurler.
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